L’oeil de l’expert : Peut-on encore disparaître de la surface de la Terre ? par Pierre Emaille
Peut-on encore disparaître de la surface de la Terre ? (ou que faire de nos morts en ligne … )
Sur 800 millions (officiels) d’utilisateurs de Facebook, on peut décemment estimer qu’il en meurt quelques-uns chaque jour.
Longtemps trop jeune pour se poser la question, internet commence à réfléchir sur leur sort pour éviter de voir Facebook et ses confrères Google +, Twitter et autre Myspace se transformer en « le plus grand cimetière du monde ».
Longtemps sur Facebook, à défaut de signaler le décès d’un proche « titulaire » et de demander la fermeture de son compte, le profil continuait d’être consultable et de recevoir messages et informations.
Il existe dorénavant entre cette lugubre existence post-mortem et la disparition pure et simple du réseau, un « état intermédiaire » sur le réseau social : le mode « mémoire ».
Dans cet « état » – si l’on ose dire – la plupart des fonctionnalités habituelles du compte sont désactivées (mise à jour des statuts, appartenance à des groupes,…) mais le visiteur peut consulter un album de photographies, voire laisser des messages s’il le souhaite.
Ces pages « mémoires » veulent tenir lieu de stèles numériques, jolies et bien entretenues, là où les comptes de défunts « laissés à l’abandon » joueront le rôle de pierres tombales couvertes d’herbes folles remplies de publicités et d’invitations en tout genre.
Y voyant là l’occasion de résoudre la rareté et le prix élevé des concessions, tant le prix du mètre carré a connu une inflation nous destinant à nous faire cramer, quelques pompes funèbres technophiles proposent aujourd’hui des « cimetières virtuels » et autres « espaces mémoriels » pixélisant photographie, un nom, deux dates, agrémentés de mots de proches et de jolis bouquets stylisés.
Quelques lignes de code dans une « ferme » américaine contre quelques mètres cubes de terre sous un marronnier ?
Dans la Silicon Valley, la start-up « ipostmortem » vient de lancer deux services d’immortalité virtuelle en seize langues.
Le premier, i-tomb.net, permet de déposer images, fleurs et bougies sur une tombe virtuelle.
Le second, i-memorial .com, propose de concevoir son futur mausolée virtuel, documents confidentiels et dernières volontés à la clé.
Rassurons nous, le passage de vie à trépas se fait dans la dignité sans aucune publicité pour orner les sépultures, les deux sites se rémunérant uniquement par les abonnements : pour 50$/an (deux ans minimum) sur i-tomb et 120 $ /an sur i-memorial, chacun peut entrer dans une interface appelée « Galaxie » et être projeté dans le cyberespace pour l’éternité.
Ces deux sites ne sont pas les premiers du genre et l’on recense, aux Etats-Unis, une quarantaine de lieux de recueillement virtuels. En France, le site Jardindusouvenir.fr propose pour 89 € : un « espace mémoriel illimité dans
le temps ».
Mieux encore …
« Apreslamort .net » propose d’envoyer des messages d’amour ou de haine au moment de son décès.
On peut aussi assister à des funérailles sur internet ou visualiser une tombe via une webcam.
Toute chose qui va prendre encore de l’ampleur avec la réalité augmentée.
D’une manière nettement moins marchande, le collectif suisse etoy.corporation a lancé un projet artistique en 2006, Mission Eternity, proposant justement d’encapsuler les fragments numériques des individus et de mettre en place des protocoles afin que ces informations continuent à traverser les siècles après la mort du sujet …
Bref on cherche comme toujours à se croire immortel et irremplaçable ce qui promet bien du travail aux psychiatres des générations à qui nous laisseront le soin de se débrouiller avec notre bazar virtuel.
A son décès l’internaute verra son identité numérique lui survivre sans que ses ayants droit puissent la contrôler.
A ce titre, certains professionnels du droit vous conseillent de rédiger des addenda à votre testament, avec dernières volontés numériques, identifiants et mot de passe.
Et ne pas oublier de désigner un « Porn Buddy » ou « nettoyeur du net » chargé de débarrasser le net et le micro ordinateur de toute preuve compromettante avant que famille ou proches ne tombent dessus.
Vision utopique d’une fin sans fin qui nous donne l’illusion d’être présent après notre absence … avec le net, point de salut ?
Viviane Reding, commissaire européenne à la justice vient de présenter le 25 janvier 2012 à Bruxelles les bases d’une première réforme de fond du cadre européen et « du patchwork des lois nationales », inadaptés aux nouveaux usages tels que Street View de Google, les réseaux sociaux Facebook, Linkedin ou Google + qui collectent des données personnelles ou le « cloud computing », l’informatique dématérialisé en plein essor.
Cette future législation doit donc clarifier le rôle des prestataires de services, renforcer les règles sur la protection des données personnelles en instaurant un « droit à l’oubli », informer les citoyens sur la collecte des données ou en cas de piratage et surtout donner un véritable pouvoir de sanctions aux différentes CNIL européennes.
Les individus pourraient désormais exiger que toutes les données les concernant, sur les sites des réseaux sociaux par exemple, soient éliminées. Les archives des journaux ne seraient, en revanche pas concernées.
Tout cela va dans le sens de l’oubli du vivant de la personne mais rien ne semble prévu pour son oubli après sa vie : comment pourra-t-elle se faire oublier si elle n’a plus aucun héritier ou ayant droit ?
Contrairement au monde réel où l’on peut espérer que le temps efface les traces, l’oubli n’existe pas encore dans le monde virtuel. Une information en ligne reste gravée quelle que soit la forme sous laquelle elle a été exprimée (textes, images, sons, vidéos).
Elle est présente de manière permanente, accessible de manière instantanée, et structurée par les moteurs de recherche selon des logiques indépendantes de la volonté des personnes concernées. Une fois en ligne, les possibilités de retrait sont difficiles à mettre en œuvre.
Bref que ce soit dans le milieu terrestre ou dans celui du cyberespace, la mort reste un sujet tabou que l’on semble pouvoir défier en s’octroyant des souvenirs pour l’éternité, en oubliant que l’éternité, à ce jour et faute de preuves contraires, se résume à notre temps de vie.
« On ne meurt pas puisqu’il y a les autres » – Daniel Toscan du Plantier
Pierre EMAILLE en collaboration avec Patrice LAUME.